Le 14 janvier 2025, la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 24-81.365 F-B) a réaffirmé un principe essentiel : lorsqu’un salarié commet une infraction pénale dans le cadre de son travail, il peut être condamné à réparer le préjudice de l’employeur sans qu’il soit nécessaire d’établir une faute lourde ou une volonté de nuire. Cette solution, confirmée au visa des articles 2 et 3 du Code de procédure pénale, met en exergue l’autonomie du droit pénal face aux règles spécifiques du droit social. Pourtant, la chambre sociale de la Haute juridiction, lorsqu’elle est appelée à se prononcer, conditionne la responsabilité pécuniaire du salarié à la démonstration d’une faute lourde.
Comment expliquer cette divergence ? Quels sont les fondements juridiques de cette dualité ? Cet article se propose d’examiner l’arrêt du 14 janvier 2025 et de clarifier la frontière qui sépare la logique pénale de la logique prud’homale.
En matière pénale, le salarié déclaré coupable d’une infraction encourt une sanction répressive (amende, emprisonnement, etc.). Cependant, il s’expose également à une condamnation civile destinée à indemniser la victime (personne physique ou morale) pour le préjudice directement causé par l’infraction. L’employeur, lorsqu’il subit un dommage, peut se constituer partie civile sur la base des articles 2 et 3 du Code de procédure pénale. L’article 2 énonce notamment que l’action civile « appartient à tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l’infraction ». Quant à l’article 3, il précise que cette action « est recevable pour tous chefs de dommages qui découleront des faits objets de la poursuite ».
La logique est ici strictement indemnitaire : il s’agit de réparer la totalité du préjudice subi, qu’il s’agisse de dégâts matériels ou d’un manque à gagner. Contrairement au droit social, le juge pénal n’a pas à rechercher si le salarié a agi avec une intention de nuire ou si sa faute est d’une particulière gravité. Le simple fait d’avoir commis une infraction constitue la base d’une responsabilité civile automatique envers la victime, dès lors que le lien de causalité est démontré.
Dans l’affaire du 14 janvier 2025, un salarié avait conduit le véhicule de son employeur sous l’emprise de stupéfiants (cannabis), tout en dépassant la vitesse autorisée. Le salarié, déclaré coupable d’une telle infraction, a provoqué un accident qui a endommagé le camion de l’entreprise. Sur ce fondement, la juridiction correctionnelle l’a condamné à indemniser son employeur pour le préjudice matériel subi. Le salarié a tenté de faire valoir que, dans les relations de travail, une faute lourde (au sens du droit social) était indispensable pour engager sa responsabilité financière. Selon son argumentation, il n’avait ni agi délibérément contre l’entreprise, ni commis de comportement visant à nuire à l’employeur.
La chambre criminelle a rejeté ce moyen de défense. Elle a souligné que la cour d’appel, statuant pénalement, n’a pas à caractériser une intention de nuire. La seule constatation de l’infraction suffit à justifier l’obligation de réparer le dommage de la victime. Autrement dit, le droit pénal n’exige pas la démonstration d’une faute lourde ou grave : la faute pénale est avérée, le salarié doit indemniser.
La chambre sociale de la Cour de cassation adopte une approche distincte lorsqu’elle statue sur la responsabilité du salarié envers son employeur. Elle rappelle de manière constante que le salarié n’a pas à supporter les risques inhérents à l’exploitation de l’entreprise. L’exigence de faute lourde procède de l’idée que, sans intention de nuire, le salarié ne saurait se substituer à l’employeur pour assumer les conséquences financières d’un accident ou d’un comportement malheureux.
L’article L. 1331-2 du Code du travail interdit formellement les sanctions pécuniaires infligées par l’employeur au salarié. Or, une responsabilité civile prononcée par le juge social, en dehors de la faute lourde ou intentionnelle, pourrait s’apparenter à une sanction financière prohibée. La chambre sociale veille donc à protéger le salarié de tout transfert de charge. Si l’employeur souhaite recouvrer son préjudice, il doit prouver la volonté du salarié de porter atteinte à l’entreprise. À défaut, c’est à la société de supporter le coût de l’incident, conformément aux principes classiques de l’exploitation.
Le droit pénal vise à sanctionner un trouble à l’ordre social et à réparer le dommage causé par cette infraction. Il s’agit de protéger la victime et de réprimer le délinquant. Le droit social, quant à lui, a pour objet de réguler les relations entre employeurs et salariés, tout en assurant une certaine protection au salarié considéré comme la partie faible du contrat de travail. Il n’est donc pas étonnant que la jurisprudence de la chambre criminelle privilégie la réparation intégrale au profit de la victime, alors que la chambre sociale se montre plus soucieuse des droits du salarié, qui ne doit pas être tenu pour comptable des risques normaux de l’entreprise.
Le salarié coupable d’un délit commis dans l’exercice de ses fonctions, ou à l’occasion de celles-ci, se trouve confronté à deux ordres de sanctions potentiels :
On voit donc qu’une même faute peut générer plusieurs formes de responsabilité, devant des juridictions différentes. Le salarié peut être condamné au pénal pour réparer le dommage de l’employeur, et en même temps être licencié pour faute grave, sans pour autant que cette faute soit qualifiée de lourde au sens du droit social. La finalité de chaque procédure reste distincte.
Lorsqu’un salarié commet un acte répréhensible, l’employeur a le choix :
Pour l’employeur, la seconde option se révèle plus efficace lorsque le salarié a manifestement commis un délit ou un crime, car la responsabilité civile pénale est automatique dès la constatation de l’infraction.
Le salarié se retrouve alors face à une dualité de juges : d’une part, le juge pénal qui peut sanctionner l’infraction et l’obliger à indemniser l’employeur ; d’autre part, le juge prud’homal qui se limite à la sphère contractuelle et à la protection du salarié. Cette situation peut sembler paradoxale, dans la mesure où un même fait peut donner lieu à deux appréciations différentes de la « faute ». Toutefois, la Cour de cassation considère que ces deux analyses coexistent en toute légitimité, en raison d’objectifs différents : la défense de l’intérêt général et des victimes pour le droit pénal, la préservation des droits du salarié pour le droit social.
Le pourvoi formé par le salarié, dans l’affaire du 14 janvier 2025 (Cass. crim. n° 24-81.365 F-B), portait sur l’argument selon lequel la responsabilité pécuniaire à l’égard de l’employeur exigerait, en droit du travail, la preuve de la faute lourde. La chambre criminelle a clairement rejeté cette argumentation, au motif qu’une telle exigence n’a pas à être rapportée dans le cadre de l’action civile devant la juridiction répressive. Le salarié, coupable d’infractions routières (conduite sous stupéfiants, vitesse excessive), doit indemniser l’entreprise pour la détérioration du véhicule, peu important son absence d’intention de nuire.
Cette solution n’est pas inédite. Déjà, dans un arrêt rendu le 14 novembre 2017 (n° 16-85.161), la Cour de cassation, chambre criminelle, avait estimé que « la partie civile n’est pas tenue de caractériser la faute lourde du salarié pour obtenir réparation intégrale du préjudice ». Elle s’inscrit également dans la lignée d’autres décisions de la chambre criminelle, selon lesquelles la faute lourde, exigée en droit social, n’a pas sa place devant le juge pénal. L’évolution confirme la coexistence de deux logiques juridiques, parfois source d’incompréhension pour les justiciables, mais parfaitement assumée par la Haute juridiction.
En définitive, l’arrêt du 14 janvier 2025 confirme que la chambre criminelle n’entend pas reprendre les critères spécifiques du droit social pour conditionner l’indemnisation de l’employeur victime d’une infraction. Le salarié ayant enfreint la loi pénale doit assumer les conséquences financières de son acte, indépendamment de toute preuve de faute lourde.
Au contraire, si l’employeur souhaite obtenir réparation sur le terrain prud’homal, il se heurtera à l’exigence stricte de démontrer une intention de nuire, ce qui limite drastiquement ses chances de succès. La différence de finalité explique la différence d’appréciation : le droit pénal prime l’objectif de punition et de réparation intégrale, quand le droit du travail protège le salarié contre les charges de l’entreprise, sauf dans l’hypothèse d’un acte délibéré de malveillance.
Ce rappel de la Cour de cassation offre donc un éclairage précieux : la commission d’une infraction entraîne systématiquement une responsabilité pénale civile sans qu’il faille y ajouter la notion de faute lourde. L’employeur, confronté à un sinistre causé par un salarié, peut trouver dans la voie pénale un recours efficace afin d’être indemnisé. Le salarié, de son côté, doit prendre conscience qu’une conduite dangereuse ou illicite, même sans intention de nuire, risque de lui coûter cher devant les juridictions répressives, sans la protection particulière accordée par le droit social.